mercredi 1 mai 2024

Je verrai toujours vos visages

fragment de l'affiche du film "Je verrai toujours vos visages", on y voit, vu d'en haut, un demi cercle de personnes assises chacune sur une chaise, au centre une table ronde en bois.

 

On peut aimer les films avec des monstres plus ou moins poilus et qui détruisent toute une ville en quelques minutes chrono ou même les histoires de voitures qui vont très vite en faisant vroum-vroum de manière ostentatoire, ce besoin parfois de gâcher un jeu de pneumatiques juste pour faire le mariole, ça m'échappe. Et puis aussi les films où c'est de l'humain qui se fendille, presque sans bruit mais au travers de mots exprimés en présence et à d'autres humains.

Ça n'est pas moins spectaculaire.

Quel grand film.

Toute la question est de savoir comment on peut faire un film qui montre les sentiments humains au travail sans que ce soit rébarbatif parce que la règle n°1 du cinéma, c'est quand même de ne pas emmerder les gens.

Tous les acteurs sont incroyables, à tel point qu'en citer un ce serait annuler les autres alors que c'est un tout. Miou-Miou est prodigieuse parce que Fred Testot est fortement fragile, Leïla Bekhti est juste dingue parce que tout le groupe est là pour l'amplifier.

Des victimes, des agresseurs, le camp du bien contre le camp du mal, ce sont les données de départ et, finalement, ça n'est pas si simple, comme tout ce qui nous concerne en tant qu'humain, les frontières ne sont jamais nettes, les limites floues.

C'est beau, voyez-le, ça parle de nous.

 

[Critique écrite pour SensCritique]

samedi 27 avril 2024

à ne pas rater (moment à passer ensemble au détriment du reste)

Nicolas Heredia et Sophie Lequenne dans "A ne pas rater"

Après la découverte de la formidable «Fondation du Rien» qui m'avait tellement enthousiasmé que j'avais interviewé Nicolas Heredia (ici), ce dernier a eu la gentillesse de m'inviter à aller le voir sur scène lors de son passage à Perpignan.

J'adore le théâtre. Vous pouvez découvrir de vraies personnes en chair et en os qui interprètent, en direct et avec le soutien de toute une équipe technique dans l'ombre,  un spectacle à votre seule intention, pour à peine plus cher qu'une place de ciné.

Ceci dit pour la catégorie sociale où je stagne, située non pas en bas de l'échelle mais sous le premier barreau, même le prix d'une place de cinéma est inabordable. Quand tu réduis le nombre des repas pour espérer tenir jusqu'à la fin du mois, il n'est pas envisageable de dépenser le prix de plusieurs kilos de pâtes pour une seule soirée. Je souligne à ce propos que plus personne parmi les élus du peuple ne semble se soucier que les plus pauvres parmi le même peuple puissent accéder à la culture.

Bref j'étais invité, merci Nicolas, ça c'est chouette.

Le public est plutôt bourgeois et majoritairement entre 45 et 60 ans même si j'ai pu apercevoir quelques cultureux qui se reconnaissent à leur dreadlocks et à leurs vêtements de style indien mais made in Bangladesh ou à leur manière de parcourir l'assemblée d'un grand regard circulaire un peu hautain.

En attendant le début, j'ai pu écouter la conversation de ce couple plutôt âgé, disons 65 ans chacun environ, assis juste derrière moi, qui déplorait que telle famille amie soit contrainte de vendre le château suite au décès du patriarche mais qui se réjouissait juste après que les enfants aient pris la décision de se partager entre eux les cendres du père (!). Ils ont ensuite projeté de partir soit à Bali soit de passer quelques jours dans leur résidence secondaire dans le Var, la question reste à trancher.

La vie des gens a l'air passionnante.

Je vais essayer de ne pas trop dévoiler le contenu de la pièce pour que vous ayez quelques surprises inoubliables lorsque vous aurez la chance de la voir (est-il prévu d'en faire une captation ?).

J'ai senti comme un vent de malaise à l'ouverture du spectacle.

C'est à dire que là où, habituellement, une pièce de théâtre commence avec des comédiens qui sont tout de suite dans la fiction qu'ils sont chargés de porter et d'incarner tout le long, on se retrouve ici face à deux comédiens assis sur une chaise, près du premier rang, en bord de scène, légèrement de biais. Un homme (Nicolas Heredia) et une femme (Sophie Lequenne), tournant le dos à un grand espace scénique presque vide avec un sol tout blanc, s'adressent directement aux spectateurs.

Pourquoi vous êtes-là ?

Et c'est à partir du sens de cette première interrogation, brutale et frontale, que toute la pièce va jouer. Qu'est ce qui fait que vous choisissez d'aller assister à ce spectacle plutôt que de voir une autre pièce ou un match de football ? Et, une fois que vous avez déterminé votre choix, qu'est ce que ça fait de ne pas assister aux autres spectacles ou aux autres possibilités que la vie offre ?

D'ailleurs, la vie, parlons-en, est-ce qu'il faut en faire quelque chose et si oui, pourquoi avoir justement choisi cette chose-ci plutôt que celle-là ? Et puis, est-ce qu'on est vraiment libres de nos choix ? Est-ce qu'il vaut mieux tracer une ligne droite, une belle vie bien régulière et, on le suppose, confortable ou exister dans le chaos de l'imprévu permanent ?

Tout ce dialogue qui rebondit du comédien à la comédienne et réciproquement a lieu pendant que le spectacle a véritablement lieu. Parce qu'évidemment, pour une soirée réussie, il faut du spectaculaire, du surprenant, de l'imprévu. D'une chute de ballons de baudruches à quelques pétards, les évènements spectaculaires se succèdent. Chacun est annoncé à l'avance par un grand chronomètre affiché sur l'écran du fond de scène.

Si les premiers happenings provoquent un peu de suspense et d'attente, très vite, ils ont lieu dans une sorte d'indifférence générée par la répétition. Les comédiens eux-mêmes prêtant de moins en moins d'intérêt aux comptes à rebours. Les évènements étant de toute façon, en eux-mêmes, totalement dérisoires.

A grands coups d'absurdité mais également en glissant sur le terrain d'une certaine profondeur métaphysique sur ce qu'est le fait de vivre, de choisir sa vie (est ce possible ?), Nicolas Heradia crée ce que je trouve être une grande pièce. C'est pas tous les jours qu'on voit, traité par l'absurde et le syllogisme, des questions aussi importantes, tout en explosant tous les standards du théâtre lui-même.

Et vous, pourquoi avez-vous choisi de lire cet article plutôt que de faire un autre choix ?

Nota Benêt : parmi les différents surgissements inattendus,
il y a un grand chauve avec une scie sauteuse
et puis une barre de défilement du temps totalement artisanale… 

 

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Écriture, scénographie et mis en scène : Nicolas Heredia - Avec Nicolas Heredia, Sophie Lequenne - Manipulation : Gaël Rigaud (le chauve !), Marie Robert - Production La Vaste Entreprise

*Photo (Marie Clauzade)

mercredi 24 janvier 2024

Les pauvres [ils savent !]

Bernard Arnault et Emmanuel Macron côte à côte dans un décor assez luxueux (c'est la Samaritaine)

 

Il y a 10 millions de pauvres qui ne mangent pas à leur faim, qui se privent de nourriture parce qu'ils n'ont simplement pas de quoi s'acheter un repas. On estime à 350.000 le nombre de personnes qui vivent dans la rue. Ce ne sont plus simplement quelques SDF ici ou là, ce sont maintenant des familles, le père, la mère et leurs enfants qui sont dehors en permanence.

350.000 c'est toute la population de la ville de Nice. Tu supprimes toutes les maisons, les logis, les apparts et zouh, tout le monde dans la rue. Pas comme on sort cinq minutes pour prendre l'air, ils vivent dehors. Ils font leurs besoins entre deux voitures ou derrière un bosquet du parc, près des balançoires.

Si j'ai ces informations, si toi, tu es au courant, est-ce que tu imagines que personne n'a prévenu l'Élysée et sa troupe de ministres  ? Est-il imaginable une seule seconde que personne n'ose le leur dire ?
- monsieur le Président…
- Quoi encore ?
- non, rien.


Ils savent.
 

Ils le savent que des citoyens de ce pays et des personnes qui aspirent à le devenir sont submergés sous la pauvreté. Ils le savent que la misère gagne du terrain et que même en travaillant, tu ne gagnes plus assez pour nourrir dignement tes enfants.

Ils savent qu'en augmentant de 10% la taxe sur l'énergie, ils vont augmenter le nombre d'échoués de la vie. Ils sont parfaitement informés de la situation.

Et ils viennent à la télévision ou à la radio, annoncer qu'ils vont te retirer ceci ou cela pour améliorer la situation. Mais mon vieux, après 35 ans à faire reculer nos droits sociaux, est-ce que nous allons mieux ? Collectivement, je veux dire ? En analysant à partir de la situation présente, est-ce qu'on a bien fait d'accepter de perdre nos acquis pour le bien du pays ? Est-ce que ça valait le coup ?

Autant personne ne souhaitait réélire François Hollande impuissant face à la courbe du chômage, autant Emmanuel Macron a réussi à vous faire passer l'idée que le chômage c'est à cause des chômeurs, la pauvreté à cause des pauvres et les milliardaires, parce qu'ils le valent bien.

Nous ne sommes plus en face d'un président qui simplement échoue à tenir ses promesses. Nous sommes avec Emmanuel Macron, en présence d'un président qui n'a jamais eu l'intention d'améliorer la situation du pays. Uniquement celle de ses plus riches amis.
- monsieur le président ?
- Oui, cher ami, qu'y-a-t-il ?
- C'est cette histoire d'impôt, là…

Tout est fait sous les yeux d'Emmanuel Macronet sa troupe de ministres. C'est délibérément que les gens souffrent. Ils savent


Crédit photo : Christophe ARCHAMBAULT / AFP

vendredi 12 janvier 2024

La Fondation [y'a rien, ça joue !]

     

Il existe aujourd'hui pour vous la merveilleuse possibilité de réserver gratuitement un certain temps d'une activité qui vous a toujours fait rêver (telles qu'une conférence sur « Le capitalisme, un modèle pertinent pour l'avenir ? » d'une durée de 3 heures ou un atelier de la série "running et philosophie" par exemple « La notion d'expropriation du temps chez Guy Debord » qui est prévu pour 1 heure). En quelques clic, et parfois un peu plus si vous vous égarez dans les recoins du site, vous avez le loisir de choisir de vous consacrer entièrement à autre chose que votre quotidien.

Et surtout, je ne vous dévoile rien, c'est même le concept du truc : vous pouvez conserver toute votre légèreté et ne surtout pas stresser puisque votre activité sera quoiqu'il en soit annulée au dernier moment.

Voilà, vous avez la possibilité de réserver du temps pour ne rien faire.
J'ai découvert ce projet artistique (totalement subversif dans son époque) il y a peu et je suis tellement enthousiaste que j'ai demandé à Nicolas Heredia de bien vouloir m'en dire un peu plus.
Il est à l'origine du projet avec la vaste entreprise. Vous pouvez aussi le retrouver sur scène, suivez les liens !




Quelle a été la genèse du projet ? Quelle était l'idée de départ ?
Nicolas Heredia : l'idée est née au moment où on travaillait sur le précédent projet, un spectacle qui s'appelle « À ne pas rater », et qui propose de prendre la mesure de tout ce que vous ratez pendant que vous assistez à ce spectacle. Donc une histoire de rapport au temps, de comment on emploie notre temps – sur une journée ou sur une vie –, et comment, même, on cherche le rentabiliser, puisque nous avons quand même assez largement digéré la logique capitaliste selon laquelle il faut tout optimiser, tout le temps. Et il se trouve que j'aime bien qu'à la fin de chaque spectacle, on offre aux spectateurs et spectatrices une petite édition qui prolonge la forme scénique : un petit livre, une série de cartes postales, etc. L'idée de la Fondation est née dans ce contexte-là : on distribuait à la fin de « À ne pas rater » le petit livret qui présentait le site de la Fondation, où l'on peut s'inscrire à une activité annulée pour se fabriquer du temps libre. Parce que j'ai l'impression que tout le monde manque de temps, ou en tous cas d'un vrai temps pour soi, d'un "temps vide de qualité". Comme quand on se réjouit, au lycée, qu'un prof soit absent : ça ouvre une plage horaire inattendue, on ne sait pas ce qu'on va en faire, mais on est content de ce grain de sable dans l'enchaînement de l'emploi du temps. Et puis, je sentais que le projet allait prendre une forme très hybride, devenir un objet artistique difficile à classer, et j'aime beaucoup explorer des modalités d'écriture que je n'ai jamais explorées avant.

Et donc, vous êtes allés voir les financeurs avec un projet plutôt subversif dans le climat du moment. Quelles ont été les réactions ? Est-ce qu'il y a eu des difficultés pour trouver des financeurs ?
Nicolas Heredia : en général, je cible assez finement les recherches de partenaires : je connais assez bien les projets des théâtres ou opérateurs culturels auxquels je m'adresse  et, vue la nature de mon travail, je cible en général les personnes un peu joueuses ! Heureusement, il y en a encore. Et puis il y a des lieux qui suivent et accompagnent mon travail depuis maintenant un petit moment : des fidélités se sont nouées au fil du temps. Il y a une confiance commune, une attention et une compréhension mutuelle. Et en ce qui concerne ce projet-là plus spécifiquement, il se trouve que les différents Centres nationaux des arts de la rue et de l'espace public (CNAREP), implantés dans différentes régions de France, lançaient un appel à projet intitulé "Hors Cadre", qui invite justement les artistes à imaginer un projet qui sortirait des cadres habituels – tant d'un point de vue artistique que dans leur mise en oeuvre, et dans la façon dont ils vont se frayer un chemin jusqu'au public. Ça tombait à pic. Nous avons candidaté avec La Fondation, et avons été lauréats

Comment s'est faite l'écriture "scénaristique" de tout le site ? Tout les parcours possibles de clic en clic, vous les aviez imaginés dès le départ ? (J'ai personnellement testé l'assistance téléphonique, c'est magnifique !).
Nicolas Heredia :
Cela faisait longtemps que j'avais envie de travailler une écriture en arborescence, qui est un principe assez fascinant pour un auteur, parce qu'en laissant le choix à chaque étape, on doit construire une sorte de "carte géographique" de l'écriture globale. C'est assez complexe – et long ! – mais passionnant. Cela met les personnes en situation de jeu, et c'est une chose à laquelle je suis très attaché, pour tous les projets, en essayant que cela prenne différentes formes à chaque fois. Pour la Fondation, je me suis très directement inspiré de l'écriture de jeux vidéos, mais aussi des techniques de marketing. Et les deux ne sont pas très éloignés, en fait : il s'agit dans les deux cas de donner envie de poursuivre, de cliquer, de passer au niveau supérieur, avec un principe de plaisir, de progression, de cadeaux, de récompenses. Et évidemment, j'ai pris un malin plaisir à détourner les techniques du marketing pour les tordre un peu et les mettre au service d'un truc qui n'a rien à vendre. C'est un des paradoxes qui sous-tend La Fondation, et c'était en effet une envie dès le départ.

On sent bien la volonté de se moquer des techniques du marketing en ligne pour faire du clic. Sauf que sur la Fondation du Rien, c'est évidemment du clic qui ne sert à rien. Est-ce que vous avez déjà des retours de l'expérience ? Est-ce que vous en attendez des retours et quels seraient les retours idéaux ?
Nicolas Heredia : les retours qu'on commence à avoir, c'est plutôt sur l'expérience de l'activité annulée : sur le site de La Fondation, à la rubrique Témoignages, on peut lire ce que les personnes nous racontent de ce temps libéré, comment elles se sont débrouillées avec ça. Des personnes nous suggèrent aussi des choses qu'on pourrait mettre en place, et c'est assez réjouissant. D'autres prolongent à leur manière la réflexion, avec pas mal d'intelligence et de fantaisie.
Après, pour ce qui est de retours sur le site, la navigation, la hotline, on en a encore assez peu. C'est le côté un peu frustrant pour des gens comme nous qui viennent du spectacle vivant, où l'on est habitués à partager ensemble un temps commun pendant la durée d'une représentation : là nous ne sommes pas avec les personnes quand elles traversent tout ce qu'on a mis en place. Mais on va aussi proposer ponctuellement des rendez-vous de La Fondation avec des théâtres ou des centres d'art, où on sera sur place pour rencontrer les gens. Cette idée du partage, d'un moment de convergence et de rassemblement nous importe quand même beaucoup !
Et pour ce qui est de retours idéaux, je ne saurais pas dire, parce que je crois que c'est bien de ne pas présager, justement... si les gens se prennent au jeu, s'emparent du truc à leur manière, c'est déjà très stimulant et joyeux pour nous. Et ce qu'on peut dire, c'est que les personnes qui adhérent sont de très bons ambassadeurs : elles en parlent autour d'elles, partagent, font voyager La Fondation... par exemple, en décembre, pas mal de personnes ont mis des livrets de La Fondation au pied du sapin à Noël pour offrir du temps à leur proche... et ça, je dois dire que ça me réjouit assez !

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Réservez-vous une activité sur —> Fondation du Rien

(interview réalisée en quelques jours en question/réponse par mail, merci de ta gentillesse, Nicolas ! - Crédit photo : © Marie Clauzade)